Si Myskeuds a pour domaine de prédilection le rock, au sens très large du terme, nous aimons nous aventurer de temps à autre dans les contrées du jazz. Pas forcément d’un jazz grand public, mais d’un jazz qui se rapprochera, par son côté sombre, des énergies que l’on peut aussi trouver dans les musiques rock, gothic ou indus.
Ces quelques albums ont fait partie de ceux que nous avons le plus écoutés cette année. Avec un plaisir énorme !
Binker & Moses – Feeding the machine

Annoncé comme leader de la nouvelle scène jazz londonienne, ce duo signe un album intriguant. Un voyage cinématique en noir et blanc. Avec l’appui de Max Luthert pour intensifier leur son, via l’usage très dosé de la musique électronique.
Le résultat est brillant. La musique de Binker et Moses propose une dérivation du jazz qui pourrait toucher du bout du doigt certaines oeuvres post rock. Ce sont ces limbes de la musique, ce point inconnu dans l’univers sonore qui font la force absolue de Feeding the machine.
Empruntant autant au jazz qu’à la musique contemporaine, le duo devenu ici trio rend un album dont la noirceur fait la perfection. Cet album totalement improvisé, de l’aveu de Binker et Moses. Feeding the machine ouvre une nouvelle porte dans la lutte annoncée entre l’homme et la machine, avec l’accroissement des initiatives liées à l’intelligence artificielle.
Et si la machine pouvait, parfois, humaniser encore plus ce qu’il nous reste d’humain ? Vous avez 50 minutes, soit le temps de ce disque ahurissant de profondeur, pour tenter d’y répondre.
Le bandcamp de Binker & Moses
Angles – A muted reality

Une note sourde, quelques notes de piano, sépulcrales, pour l’accompagner. Une montée en crescendo lente, sourde, oppressante. Et pourtant, un thème plus léger se dessine en arrière fond. Voici le début de Muted Reality, premier des trois morceaux qui constituent cet album.
Jazz ? Oui. Voire folk, à en croire le saxophoniste Martin Kuchen. Pour l’artiste suédois, toutes les musiques sont folk. Et jazz, donc. En improvisation, en free. Avec une approche très étonnante, puisqu’en écoutant à deux niveaux, on a le sentiment très étonnant d’écouter à la fois une oeuvre barrée, très barrée. Et, en même temps, un disque totalement classique de post bop. Comme si les deux s’observaient patiemment. Se guettant pour savoir qui portera à l’autre le premier coup.
Cheminement inverse sur The Hidden balcony, véritable bijou post bop plus classique dans son exécution. Alors que Fkk down, fkk off s’ouvre sur un gros swing, totalement inattendu. Comme si Angles voulait partir des tréfonds pour atteindre en fin d’album le paradis et la fête. Comme si Angles voulait, surtout, piéger ses auditeurs avant de les libérer.
Le BandCamp de A Muted Reality
EABS – 2061

Rappeler l’urgence climatique par la musique. Beaucoup l’ont fait. Souvent de manière assez putassière et pas toujours très honnête. Charity business quand tu nous tiens. Et il y a EABS, qui poursuit une aventure en plusieurs disques via ce 206. Soit le prochain passage de la comète de Halley par chez nous. Pour mieux nous alerter avec force claviers sur cette urgence climatique (Global warning, qui ouvre l’album).
Alternant les morceaux classiques (The mystery of monolith) et les surprises (l’électro rap Ain’t no mercy, la minimaliste Dead silence), EABS balance un disque totalement hors du temps et de l’espace. Comme le témoignage d’une musique qui restera bien plus dans les mémoires que les ritournelles pop produites en quantité industrielle.
Chez les plus technophiles, l’approche d’EABS rappellera de façon assez évidente le travail du DJ britannique Squarepusher. Ou celui de Barry Adamson (Lucifer (The new sun) se rapproche beaucoup de lui, dans son approche jazz/electro virant vers quelques sonorités industrielles).
2061 est un voyage vers un espoir, conclu de façon magistrale entre saxo et piano sur A farewell to Mother Earth, en duo avec Jan Wroblewski.
Le site officiel d’ EABS
Fergus McCreadie – Forest floor

Album de l’année 2022 aux derniers Scottish Music Award devant tout ce que l’Ecosse a pu proposer de pop ou de rock ces derniers mois (comme les excellents Walt Disco ou Nitework).
Le jury a notamment salué l’approche innovante et moderne de ce disque, lequel fait suite à Cairn publié en 2021. Autant dire qu’en plus d’être bon, notre homme est très inspiré.
Forest floor débute par un Law Hill d’une richesse assez dingue, le piano se baladant, virevoltant entre les autres instruments pour une sarabande endiablée. Puis il se fait plus intime sur The Unfurrowed field, voire carrément intimiste sur Morning Moon.
De manière générale, l’approche de Fergus McCreadie et son emploi quasi systématique de la partie haute (aigüe) de son clavier offre au public un album très doux, très aérien, voire minéral.
Les autres instruments présents (batterie, contrebasse) n’accompagnent pas le piano au sens pop du terme. Mais dans cet environnement jazz, ils viennent jouer avec lui, le titiller, pour mieux repartir, puis mieux revenir.
Inspiré à son auteur par les paysages de l’Ecosse, Forest floor évite cependant l’écueil trop facile de l’inspiration celtique. Non, de toute façon, tout est ici bien plus question de respiration que d’inspiration.
Le travail de Fergus McCreadie le rapproche parfois plus de la musique contemporaine d’un Riopy que du jazz en soi. C’est d’ailleurs peut-être la principale force de cet album : parvenir à s’extraire du jazz pour atteindre le coeur d’une multitude qui, parfois, ne connait rien aux canons du genre.
Le site officiel de Fergus McCreadie
The Bad Plus – The Bad Plus

Un titre d’album éponyme, pour mieux signifier sa singularité. Le trio piano/contrebasse/batterie que connaissaient les amateurs du groupe n’est plus. Désormais, c’est un quartet. Le piano s’en est allé, bienvenue à la guitare et au saxophone. Un besoin d’évolution et de créativité, affirment les deux membres originels du groupe Reid Anderson et Dave King.
La musique de The Bad Plus est toujours aussi belle, quoique très différente, tant les sonorités du piano sont particulières.
Groupe anticonformiste (reprendre du Stravinsky ou du Aphex Twin en version jazz, faut le faire !), The Bad Plus propose avec ce nouvel album une oeuvre urbaine, nocturne et contemplative. Un disque porté par ce Not even close to far off qui évoquerait une fin de nuit dans un club où traineraient David Lynch et Angelo Badalamenti, attendant en vain que Trent Reznor vienne ajouter quelques sonorités industrielles à l’ensemble.
Pour nocturne qu’elle apparaisse, la musique présentée sur ce nouvel album de The Bad Plus n’en est pourtant pas noire. Loin de là. Il se dégage de l’ensemble une impression de légèreté, et d’urgence parfois (The Dandy) qui rappellent les grandes heures du jazz 70s, quand Miles Davis a commencé à s’extraire du classicisme du genre et à lui apporter une énergie rock.
Le site de The Bad Plus
Encore un peu de jazz sur Myskeuds