La publication le 23.03.23 du livre The art of Darkness par le chanteur et journaliste britannique John Robb (The Membranes) apporte un regard nouveau, complet sur le mouvement gothique.
Pour beaucoup, ce mouvement se résume à des « créatures » dont le noir est la seule couleur. Dont le vampirisme serait un passage quasi obligé, et dont la musique « qu’on-jure-ne-pas-vouloir-écouter » doit absolument parler de messes noires, de sacrifices humains et d’appels à la torture et au satanisme !
Si ici on attend avec impatience de lire cet ouvrage qui veut ouvrir les consciences à la musique gothique comme d’autres ont pu le faire pour le mouvement punk, on en a déjà eu un aperçu très intéressant. Qui va faire frissonner certaines et certains, lesquels comme un Monsieur Jourdain auront écouté du gothique sans en avoir l’air.
The Art of Darkness aborde le mouvement dans son ensemble. Qu’il soit musical, c’est au centre, mais aussi littéraire, cinématrographique, architecturale et même historique.
Où comment faire se côtoyer Néron, Lord Byron, Mary Shelley avec David Bowie et Robert Smith.

A retrouver notamment sur le BandCamp de l’auteur
Et c’est là la principale richesse, semble-t-il, de ce nouveau livre. Loin des canons affirmés du rock gothique (la scène auto proclamée du genre), John Robb veut aller plus loin. Chercher des artistes qui, même s’ils s’en sont défendus, ont posé une partie des fondations du mouvement. Tout en rappelant les noms et l’apport essentiel de ceux qui ont fait le mouvement, de Bauhaus, auteur du premier morceau gothic « officiel » (Bega Lugosi’s dead) aux Sisters Of Mercy en passant par tant d’autres.
Ainsi, Jim Morrison. Le leader des Doors est vu par l’auteur comme la quintessence du mouvement gothique : « voix de baryton, cuir noir, fixation sur les poètes romantiques ». Il rappelle d’ailleurs que le groupe a été le premier à avoir été décrit comme gothique, dès un concert en 1967 à New York.
Parmi les autres figures tutélaires du mouvement, mais qui n’ont jamais mis en avant cette caractéristique, voire s’en sont totalement détachées, David Bowie. Pour John Robb, Ziggy avait tout compris : une part de glam, une part d’obscurité sont les deux ingrédients du genre. « No Bowie, no scene », affirme-t-il d’ailleurs dans une interview accordée à NME. Et l’on notera aussi le Velvet Underground et ses trois membres les plus connus : Lou Reed, dont l’affiliation à Bowie est connue, John Cale, considéré comme beaucoup comme un parrain du genre, et Nico, et sa voix venue d’ailleurs.
Ou, un peu plus tard, Nick Cave. Qui n’a jamais admis appartenir au genre, bien qu’étant l’une des voix les plus connues et les plus appréciées par les fans du genre.
Et même Robert Smith, icône absolue du genre, a déclaré « “The Cure just aren’t a goth band. When people say it to me, you’re goth, I say you either have never heard us play or you have no idea what goth is. One of those two has to be true because we’re not a goth band.” (« Cure n’est pas un groupe gothique. Quand les gens me disent « vous êtes gothic », je leur réponds : vous ne nous avez jamais entendu jouer ou n’avez aucune idée de ce qu’est le gothic. L’un des deux doit être juste, car nous ne sommes pas gothic. »)
Le rock gothique a influencé nombre d’artistes
On pourra encore dresser une longue liste d’artistes associés au mouvement, même s’ils ont fait carrière à l’extérieur du carcan gothique, à l’image de Morrissey dont la musique doit, pour beaucoup, être considérée stricto sensu comme gothique, ainsi que celle des Smiths.
Quant à Leonard Cohen, l’obscurité des ambiances de ses chansons, sa voix si spéciale, font de lui un parrain du genre. A tel point que le groupe Sisters of Mercy tient son nom d’une chanson du poète montréalais.
Et le genre gothique c’est quoi ? C’est un amalgame de nombreux styles musicaux. Le post-punk, musique appelant à une forme de déshumanisation de l’instrument. Puis les genres qui le suivront, à commencer par l’indus. Mais aussi la new wave et les fameux New Romantics. Lookés, surmaquillés, sombres en apparence, affichant un humour pince-sans-rire.
Concluons avec une liste de chansons affiliées au mouvement gothique, et pourtant très connues par un grand public loin de s’en douter.
Screaming Jay Hawkins – I put a spell on you (1956)
Le mouvement gothique s’est autant inspiré de la culture européenne que de la culture vaudou. Et quand le grand prêtre Screaming Jay Hawkins jette un sort, c’est toute la musique à venir qui s’en trouvera changée.
Velvet Underground – Venus in furs (1967)
L’alto faussement désaccordé de John Cale nous emmène dans un monde parallèle. Un monde où le temps semble s’être arrêté. Où nos sens ne sont plus tout à fait actifs. Où la voix de Lou Reed est plus hypnotisante que jamais. Est-ce que ce morceau n’est pas, tout simplement, le premier morceau gothic de l’histoire ?
The Doors – The End (1967)
Plusieurs chansons des Doors auraient pu être choisies. Comme Riders on the Storm, assez évidemment. Mais l’ambiance crépusculaire et quasi scépulcrale de The End, ce message adressé directement « c’est la fin. Magnifiques amis »…
Nico – Lawns of dawn (1969)
Le visage de Nico apparaît ici androgyne. Rappelant ceux à venir de John Cale et Lou Reed sur d’autres albums. Préfigurant presque celui de Ziggy Stardust. Et l’ambiance malsaine de Lawns of Dawn, entre chant en allemand, manège maudit tout droit sorti d’un Kurt Weill sous LSD. Le rock gothique n’est pas encore né qu’il a déjà sa grande prêtresse.
Black Sabbath – Children of the grave (1971)
Black Sabbath n’a pas seulement inventé le heavy metal. Ou très fortement contribué à son invention. Le groupe de Birmingham a aussi proposé des thématiques sombres (Paranoid), des ambiances frissonnantes et des chansons comme Children of the grave. Mais loin de se considérer comme maléfique, le groupe a rapidement porté des croix autour du cou pour rappeler que tout ça, ce n’est que du rock. Malgré tout, Black Sabbath reste aujourd’hui encore l’un des inspirateurs du mouvement.
Lou Reed – Vicious (1972)
Rien que la pochette de Transformer donne le ton : mélange entre l’exubérance glam et la noirceur qu’amènera le gothic. Vicious, chanson d’ouverture aux guitares stridentes, et sa thématique sombre, avant les choeurs par David Bowie, est un exemple pour nombre d’artistes de la scène gothique.
Elton John – Funeral for a friend / Love lies bleeding (1973)
Les claviers rappelant Saint-Säens en intro, l’ambiance générale du morceau en font une chanson proto-goth à l’ambiance déjà rétro futuriste.
John Cale – Fear is a man’s best friend (1974)
Appeler un album Fear. Lui offrear (!!!) une pochette en noir et blanc avec un visage inspirant autant la peur que l’empathie… Puis chanter que la peur est la meilleure amie de l’homme… John Cale précurseur, une fois de plus !
Iggy Pop – Funtime (1977)
Quand Iggy Pop, sous le patronage de Bowie, commence à parler de Dracula, ça refroidit le sang du plus lézard des serpents.
David Bowie – « Heroes » (1977)
There was old wave. There is new wave. And there is David Bowie. Tout est dit dans la promo de l’album et de sa chanson culte. Mais Bowie a préfiguré le gothique dès le flamboyant et sombre personnage de Ziggy Stardust. A l’issue de la trilogie berlinoise, Bowie retrouvera les ambiances gothiques au contact de Nine Inch Nails (1. Outside, puis Earthling) et déclinera une dernière fois le genre sur Black Star (Black Star, Lazarus).
Leonard Cohen – Everybody knows (1988)
Cohen gothique ? Ses paroles sombres, sa voix de baryton, sa poésie belle et obscure en feraient le gothic parfait. Là, à la fin des années 80, il profite de l’explosion du genre pour s’amuser avec les codes, notamment sur l’utilisation de synthés. Mais loin de se raccrocher à un mouvement qu’il aura contribué à faire naître, à sa façon, Cohen poursuit son chemin personnel.
Smashing Pumpkins – Today (1993)
Couleurs poussées à leur paroxysme, jeu sur les pastels. Une camionnette d’ice cream, une rythmique downtempo sur de grosses guitares. Et ce « greatest day I’ve ever known » qui est le jour du suicide du narrateur. Un épisode de dépression de son auteur, Billy Corgan. Qui va, tout au long de la carrière des Smashing Pumpkins faire des clins d’oeil plus ou moins appuyés au genre gothique.
Depeche Mode – Condemnation (1993)
Il y a eu Black Celebration. L’album considéré comme le passage de Depeche Mode du côté obscur du rock. Le groupe a poursuivi son effort ensuite, notamment sur Songs of Faith and Devotion. Et ce Condemnation qui regroupe tout ce qui a fait les musiques sombres depuis le gospel jusqu’au gothic. Peut-être la chanson la plus profonde et la plus inattendue du groupe.
Nick Cave & Kylie Minogue – Where the wild roses grow (1995)
Parce que faire de Kylie Minogue l’héroïne d’une chanson sur le meurtre d’une femme, fallait oser ! Et l’album entier (Murder ballads) offre aux auditeurs une collection d’histoire dans lesquels Eros et Thanatos se croisent. Plus gothic, tu meurs !
Stone Temple Pilots – Lady Picture Show (1996)
Stone Temple Pilots, le mal-aimé du grunge. Parce que ne venant pas de Seattle. Parce que trop « pop ». Mais Stone Temple Pilots et le side project Talk Show ont régulièrement puisé dans la noirceur glam du rock gothique. Jusqu’à finir avec un morceau utilisé dans le film gothique par excellence, The Crow (Big empty).
Massive Attack – Teardrop (1998)
L’ambiance malsaine instaurée dès les premières mesures, ces limbes d’où une mélodie arrive, comme remontant des enfers sur un clavier figurant un clavecin… Massive Attack a clairement pris à son compte les canons gothic. Rendant aussi hommage, à travers la voix de Liz Fraser à tout ce que le chant heavenly Voices aura pu apporter d’innocence vénéneuse au genre. Et à rappeler aussi l’importance de Cocteau Twins dans le mouvement touchant le gothique sans y être associé directement.
Madonna – Frozen (1998)
Madonna, vampire des sons, aura tout essayé ou presque. Réussi certaines adaptations. Raté d’autres. Mais pour son unique incursion dans la mouvance gothic, il faut reconnaître qu’elle a plutôt réussi. Frozen, ses claviers, ses légers saupoudrages indus, sa boite à rythmes, son clip noir au possible font de Frozen une chanson à part dans son répertoire. Et peut-être aussi son chant du cygne artistique.
Scissor Sisters – Laura (2004)
Chanson d’ouverture du premier album, éponyme, du groupe américain. Qui a décidé de voguer sur la face pailletée du genre. Mais sans oublier cette ombre noire qui plane sur toute production gothic. Plus loin sur l’album, It can’t come quickly enough va encore plus loin dans l’ambiance goth.
Lykke Li – I follow rivers (2011)
Clairement, la chanson la plus connue de l’artiste suédoise correspond aux codes du genre. Electro sombre, thématique autour de la mort, de ces rivières (le Styx ?) que l’on peut ou doit traverser. De ce mythe d’Orphée et Eurydice.
Yungblud – The funeral (2022)
L’artiste anglais semble avoir faite sienne la formule indiquée par John Rodd au sujet de Bowie : glam + darkness. Son look inspiré des deux tendances, sa musique aussi dansante que fondamentalement rock. Et son humour noir sur la mort en font un artiste qui approche à sa manière la culture gothique. Laquelle a beaucoup, énormément évolué depuis 40 ans. Mais sans changer si fondamentalement.
Retrouvez d’autres dossiers sur Myskeuds, consacrés à Depeche Mode, David Bowie, Bruce Springsteen ou James Bond.